La balle est dans le camp de l’Europe
La mort de Yasser Arafat est vue par beaucoup de gens de bonne volonté comme une
occasion de relancer le processus de paix.Mahmud Abbas (Abou Mazen) est salué comme
un leader modéré. Un leader qui s’est ouvertement opposé à l’Intifada armée.Les
Palestiniens baignent dans l’excitation due à une campagne électorale démocratique comme
des prisonniers dans la flaque de soleil qui pénètre dans leur cellule. Ils ont élu Abou Mazen
pour apaiser Bush et Sharon, espérant qu’en échange l’étau israélien se desserre un peu.
En Israël aussi beaucoup en ont assez de combattre et voudraient mener une vie normale -
leur conception d’une vie normale. L’optimisme est comme un vent favorable, c’est lui qui
nous pousse et nous motive, mais nous devons rester prudents, ou bien ce même vent
conduira notre fragile esquif sur les roches de la réalité...
La première constatation réaliste est celle-ci : si Arafat était l’homme que beaucoup ont adoré
haïr, il n’était pas la cause de ce conflit, commencé bien avant sa naissance. Les racines du
conflit sont dans l’aspiration sioniste à « hériter de la terre », sans tenir compte de la
population indigène, ou du moins s’accrochant à l’idée colonialiste qu’ « ils (les Palestiniens)
seront reconnaissants quand ils verront comment nous avons développé la terre », comme
Herzl l’a écrit dans son livre L’Etat juif. Cette aspiration a ouvert la porte à un siècle de sang
et de souffrance. Le danger de cette aspiration se répand de la scène locale à une échelle
plus globale et alimente le concept très dangereux de « choc des civilisation ». Dans cet
optique, on n’assiste plus à un conflit entre Israéliens et Palestiniens mais entre Juifs et
Arabes, où qu’ils soient.
Aussi longtemps que cette aspiration à long terme des Israéliens ne changera pas, la
politique d’Abou Mazen, modérée ou non, n’apportera aucun changement. Il est vrai que
beaucoup d’Israéliens espèrent - et beaucoup de Palestiniens craignent - que Sharon et
Bush réussiront à forcer le leader modéré à accepter le diktat américano israélien. Dans ce
scénario, on s’attend à ce que Abou Mazen abandonne les revendications palestiniennes
minimales, signe pour un Etat palestinien croupion - un bantoustan - dans le dédale du Mur
de séparation et appelle cela la paix. Mais Abou Mazen, comme Arafat avant lui, ne semble
pas, au moins à présent, désireux d’abandonner les revendications minimales pour
l’établissement d’un Etat palestinien libre et viable : la Ligne verte pour frontière, Jérusalem
Est pour capitale et une solution juste pour les réfugiés . Ce sont les revendications de
toujours d’Arafat depuis le 13 décembre 1988, quand il a pris la décision historique de
reconnaître Israël sur 78 % de la Palestine historique, et de s’en tenir à un Etat palestinien
sur les 22 % restants, la Ligne Verte devenant une frontière de paix entre eux.
Pour se rendre compte de l’ampleur de cette concession, il faut se rappeler que la Ligne
verte elle-même annexait une grande partie des terres que l’ONU avait attribuées aux
Palestiniens. Elle a été tracée arbitrairement en 1949 comme ligne d’armistice entre la
Jordanie et Israël. La Ligne verte a coupé des palestiniens de leurs foyers et a partagé des
villages en deux exactement comme le Mur de séparation le fait aujourd’hui, causant une
rupture traumatique de la société palestinienne.
Certains en Israël caressent le secret espoir que le Palestiniens aujourd’hui s’adapteront au
Mur de séparation comme leurs parents se sont adaptés à la Ligne verte. Qui sait ? Après
une autre génération de « négociations » et de « processus de paix », peut-être mon fils et
ses camarades palestiniens, dans leurs enclaves rétrécies, se battront-ils pour
l’établissement d’un Etat palestinien libre dans les limites du Mur de séparation comme nous
nous battons pour un Etat palestinien libre dans les limites de la Ligne verte....
Rappelons que la frontière légale entre la Palestine et Israël, si elle existe, se trouve le long
de la ligne de démarcation du plan de 1947. Les terres en litige sont les terres occupées par
Israël pendant la guerre de 1948 et pas seulement pendant la guerre de 1967. De ce point
de vue, la position palestinienne est une concession énorme, quasiment insupportable.
Toute revendication israélienne supplémentaire ne peut être que fondée sur « la force fait le
droit » et pour les Palestiniens se soumettre à de telles exigences aurait des conséquences
dévastatrices car il est hautement improbable de pouvoir établir un Etat viable derrière le
mur, sur les lambeaux de terre restants.
Alors, comment pourraient aboutir les revendications palestiniennes minimales ? Que pourra
faire valoir Abou Mazen comme résultat de sa stratégie modérée ? Que pourra-t-il répondre
aux militants palestiniens qui assurent, non sans des arguments sérieux, que seule la lutte
armée aura obligé les Israéliens à se retirer de Gaza, que quatre ans de sang ont fait plus
que des décennies de négociations pendant lesquelles les colonies n’ont pas cessé de se
développer ?
Abou Mazen serait naïf d’attendre d’Israël en échange de son approche non-violente. Il a eu
un avant-goût de l’attitude israélienne quand Israël a relâché quatre cents prisonniers du
Hezbollah en février 2004 mais a refusé de libérer des prisonniers palestiniens qui l‘auraient
appuyé, lui le nouveau Premier ministre modéré. L’attitude israélienne envers lui sera sans
doute un mélange de déception et de mépris. Déception vis-à-vis de l’élément modéré
devenu extrémiste d’un jour à l’autre. Car pour l’opinion publique israélienne, ne pas
accepter que les colonies (qui sont reconnues illégales dans le monde entier) soient un fait
accompli, c’est déjà être extrémiste. Cette insolence israélienne semble confondre
modération et soumission. Plusieurs ministres israéliens ont déjà fait part de leur déception
quand Abou Mazen a affirmé que son but était une Palestine libre dans tous les territoires
occupés en 1967. « Nous croyions qu’il était modéré », disent-ils, voulant dire « Nous
croyions qu’il comprenait que les colonies sont là pour rester ».
Mépris, c’est la seconde composante : après tout, quelle importance ont les positions
politiques d’un leader palestinien pour ceux qui sont soutenus par la seule super-puissance
mondiale ?
Voilà la mentalité qui permet à Israël de maintenir son aspiration à long terme, qui est
« d’hériter de la terre ». Le plan unilatéral de désengagement de Sharon est en parfaite
cohérence avec ce but. L’idée est de calmer le monde à Gaza pendant qu’il resserre son
étau sur les zones de Cisjordanie destinées à être annexées à Israël par le Mur de
séparation.
Dans un second temps, Israël continuera de se désengager unilatéralement des zones de
Cisjordanie dont la densité de population palestinienne est forte, et qui sont donc impropres
à l’annexion. La Cisjordanie, comme Gaza avant elle, deviendra une succession de ghettos
entourés de murs et de barrières, totalement contrôlée par Israël. Les Palestiniens pourront
toujours l’appeler Etat, s’ils le veulent.
Ce plan obtient un large soutien dans l’opinion publique israélienne, mêm si il n’est mis à la
discussion que sous forme fragmentée. Il y a deux raisons principales à ce support :
– 1° Il satisfait l’idée sioniste profondément ancrée qu’un Etat exclusivement juif sert d’avantposte
à l’Occident contre la barbarie orientale. C’est ce que pensent une grande majorité
d’Israéliens.
– 2° L’opinion israélienne a profondément évolué.
La gauche, qui a viré à droite au cours du soulèvement palestinien actuel, est en phase avec
la partie de la droite israélienne qui a abandonné l’espoir de continuer l’épuration ethnique
de 1948. Ce bloc politique se rend compte qu’il n’est pas possible d’agir ainsi au XXIe siècle.
Ce nouveau bloc qu’on peut qualifier d’aile droite modérée, représente une grande de
l’opinion publique israélienne qui croit fermement qu’Israël doit se séparer unilatéralement
des Palestiniens, consolidant ainsi les conquêtes de la guerre de 1967, en gardant le plus de
terres possible habitées par le minimum de Palestiniens. Sur cette formule, la base du
consensus, s’accordent la gauche et la droite, depuis une grande partie du parti Meretz, à
gauche, jusqu’à une grande partie du Likoud, à droite. Il y a encore 20 % des Israéliens qui
veulent « tous les territoires, sans Palestiniens », tandis que pas un seul membre israélien du
Parlement ne défend les droits des Palestiniens. Le Mur de séparation est la concrétisation
de ce consensus.
Malheureusement, les Etats-Unis sont le partenaire intégral, même s’ils se taisent parfois, de
la politique passée, présente et même future d’Israël. La lettre envoyée par Bush à Sharon [1]
en avril 2004 est très claire :
« A la lumière des nouvelles réalités du terrain, y compris l’existence de centres
importants de population israélienne, il est irréaliste de s’attendre à ce que le
règlement final des négociations soit le retour complet aux frontières de la ligne
d’armistice de 1949 ».
Les deux régimes partagent une vue brutale, darwinienne, du monde. Tous deux se
revendiquent des Pionniers héritant de la terre promise à eux par le Seigneur, et c’est le
fantasme secret de beaucoup d’Israéliens que le sort des Palestiniens soit celui des Indiens
d’Amérique. Malgré tout, les Américains ont beaucoup d’autres intérêts dans la région, et ils
ne peuvent pas se permettre d’apparaître comme d’un seul camp. Sinon, leurs fantoches
locaux pourraient être déstabilisés. Dans ces circonstances, il est probable que les
Américains demanderont à Israël d’entamer des négociations avec le nouveau leader
palestinien modéré. Cette demande sera sans doute appuyée avec la même résolution que
celle que Bush a montrée après avoir demandé, il y a quarante mois, le retrait de la bande
de Gaza, ou le démantèlement des avant-postes israéliens qui se développaient. Nous
attendons toujours.
Cette volonté convient à Israël. Négocions, pourquoi pas ? Les négociations aideront à créer
l’impression d’un progrès et amélioreront l’image d’Israël dans le monde. Mais le plus
important est que sous le profond couvert des négociations, Sharon pourra continuer à
développer les colonies et à assurer la mainmise d’Israël sur la Cisjordanie, comme Israël l’a
fait pendant les années 1993-2000, les sept années du processus pacifique d’Oslo, années
pendant lesquelles la population des colonies a quasiment doublé, passant de 200 000 à
380 000 personnes.
On ne peut que conclure, au vu de cette réalité, qu’Israël n’a ni le désir, ni la volonté
politique, de mettre un terme à l’occupation et d’autoriser l’établissement d’un Etat
palestinien souverain, libre et viable.
Il est donc clair qu’il est nécessaire d’exercer une pression internationale sur Israël pour
protéger les Palestiniens des objectifs israélo américains visant à les confiner dans des
ghettos derrière le Mur de séparation. Il doit être parfaitement clair que cette pression, fûtelle
économique, politique, universitaire culturelle ou autre, n’irait pas à l’encontre d’Israël
mais contre sa politique oppressive et qu’elle doit durer jusqu’à ce que l’Etat d’Israël se décide à respecter les obligations dictées par les lois internationales, y compris les accords et conventions qu’il a signés.
En tant qu’Israélien, je dois admettre que je n’ai pas réussi, pas plus que tout le camp de la
paix, d’ailleurs, à convaincre mes concitoyens de la nécessité et de la valeur d’une paix
juste.
Au regard de cet échec, ainsi que de l’ébauche d’analyse présentée ici, je crois que le camp
de la paix israélien doit changer. Tout en maintenant nos efforts dans les territoires occupés,
je pense que notre devoir, à nous militants israéliens, est de faire entendre notre voix et de
peser de tout notre poids, comme Israéliens et comme Juifs, pour que ces pressions
s’exercent à l’encontre d’Israël. Je crois que c’est la meilleure contribution que nous
puissions apporter à une lutte commune de la communauté internationale, des Palestiniens
et des Israéliens. Une telle lutte, si elle est conduite avec dévouement et résolution,
apportera des résultats meilleurs que ceux que nous avons obtenus jusqu’ici. Je sais que
beaucoup de lecteurs seront sceptiques. Je ne partage pas leur réserve.
Le 15 février 2003, vingt millions de personnes, partout dans le monde, descendirent dans la
rue pour la plus grande manifestation jamais organisée. Ce jour-là, les gens du monde entier
firent résonner leur voix contre la guerre que Bush voulait mener en Irak. Ces manifestations
couvrirent la planète, de Pékin à l’Antarctique, de Paris à l’Alaska.
Beaucoup feront remarquer que les manifestations n’ont pas atteint leur objectif puisque
quelques semaines plus tard, Bush attaquait quand même l’Irak. Je ne pense pas qu’elles
aient été un échec. Ces manifestations ont marqué la guerre du sceau de l’illégitimité. Le
lourd prix que Bush a dû payer pour rassembler sa faible coalition, les recherches intensives
et infructueuses d’armes de destruction massive, l’énorme impact public de l’affaire d’Abou
Grahib et beaucoup d’autres, sont la marque et le résultat de cette illégitimité.
Dans un monde parfait nous aurions réussi à arrêter la guerre, mais nous ne sommes pas
dans un monde parfait, juste sur son chemin... Nous, les peuples du monde, gagnons du
pouvoir tous les jours. C’est un pouvoir que nous n’avons pas encore appris à exploiter, ni
même à comprendre tout à fait.
Pendant qu’avec Bush l’ombre s’étend sur les Etats-Unis, l’Europe doit prendre leur place et
devenir un leader mondial sensé.
L’Europe, et surtout les peuples d’Europe qui, il y a soixante ans, émergèrent des débris
d’une destruction dévastatrice, apprécient probablement mieux la valeur d’une paix juste.
L’Europe, si elle surmonte sa peur et son sentiment de culpabilité, peut faire comprendre très
clairement à Israël que l’oppression et le déni des droits humains et politiques ne sont plus
des pratiques tolérables. Elle a les moyens de le faire.
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Voici une citation de feu le président palestinien Yasser Arafat qui d’adressait à l’Assemblée
générale des Nations unies en 1988.
« ...L’Organisation de Libération de la Palestine recherchera un règlement pacifique
global avec les parties concernées au conflit arabo-israélien, y compris l’Etat de
Palestine, Israël et ses autres voisins, dans le cadre de la conférence internationale de
paix au Moyen-Orient, sur la base des résolutions 242 (1967) et 338 (1973) du Conseil
de sécurité, de façon à garantir l’égalité et l’équilibre des intérêts et, tout
particulièrement, le droit de notre peuple à la liberté et à l’indépendance nationale,
ainsi que le respect du droit de toutes les parties au conflit, comme je viens de le dire,
à exister dans la paix et la sécurité.
Si ces bases sont adoptées lors de la conférence internationale, nous aurons franchi
une étape essentielle en direction de la solution juste, ce qui permettrait de parvenir à
un accord sur l’ensemble des dispositions et des arrangements de sécurité et de
paix. » [2]
Il y a seize ans, longtemps avant que le premier attentat suicide ait lieu dans un bus
israélien, le leader du peuple palestinien tendait une main pour une paix juste. Pour ce que
cela vaut, le mot paix est mentionné soixante-sept fois dans son discours.
Qu’a fait le monde entre 1988 et 2000 pour que cela devienne réalité ?
Comment ceux qui n’ont rien fait pendant des décennies peuvent-ils accuser les victimes de
terrorisme ?
Jusqu’à quel point sommes nous engagés aux côtés des Palestiniens et de leur nouveau
leader, Abou Mazen ?
Oren Medicks
Tel Aviv, janvier 2005,
oren@medicks.net
Traduction Nancy Karlikow
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